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Un français à Beijing
20 mai 2013

Chapitre 8 : Xichang, au coeur de l'hospitalité chinoise (8-9-10 février).

Chapitre 8 : Xichang, au coeur de l'hospitalité chinoise (8-9-10 février).

 

Le lever à 5 heures du matin pour attraper le bus est très douloureux, mais on n’a pas vraiment d’autres choix. Une fois dans le bus, je réussis à replonger dans un demi-sommeil, mais qui ne cesse d’être interrompu par mes voisins ou les arrêts brutaux du chauffeur. Il faut dire que je suis dans un état patraque ; je ne sais pas si c’est l’eau de la rivière, ou les baozi à la tsampa, mais je suis complètement malade. Apparemment, mon âme est trop impure pour que les vertus curatrices de l’eau sacrée du dragon ne fassent effet sur moi… Bref, j’ai un sale mal de ventre, une migraine qui me scie le crâne en deux, et je dois avoir un peu de fièvre car mon front est brulant. Du coup, une fois le bus arrivé, j’avoue que je suis un poids mort et laisse les autres s’occuper de tout. En effet,dès qu'on est à Xichang, ville de lancement nucléaire, on se rend à l’évidence, on va devoir y passer une nuit, si ce n’est deux puisqu'on vient de rater le dernier bus pour Kunming.

Le poids mort dans le taxi que je suis, fait malgré lui la gueule. Les deux autres ont bien compris que je n’étais vraiment pas bien, et sont vraiment réglos. La ville est complètement moche, le chauffeur ne m’inspire pas, et je broie du noir dans mon coin. Après une demi-heure de taxi (« une demi-heure, il nous arnaque ou quoi ? »), il monte dans les hauteurs, et nous dépose devant l’hôtel que les deux avaient repéré. Et là, j’avoue que je peux y mettre toute la mauvaise foi du monde, l’endroit est vraiment magnifique. Du coup, ça me change un peu les idées, et j’observe ce qui m’entoure.

Nous sommes en quelque sorte sortis de la ville, voire carrément dans un petit village voisin. L’hôtel, posé sur une colline est très coquet : tout en couleurs, il est simple et semble accueillant. Le soleil brille, et notre dortoir fait face à un grand lac aussi bleu que le ciel. On se croirait en Italie, voire carrément sur Naboo.

Je m’affale littéralement sur mon lit et n’en bouge plus. Alors que les deux autres se mettent en quête d’un dîner, je reste seul dans le dortoir. J’ai de la chance, il n’y a personne d’autre que nous trois. Je lis quelques pages de mon livre, et ne fait pas long feu.

 

Ils ne font aucun bruit en rentrant le soir, mais par contre, je les entends se lever le lendemain matin. Je fais semblant de dormir histoire qu’ils ne me dérangent pas. Je vais un peu mieux, mais ce n’est toujours pas la joie. Ils me réveillent lorsqu’ils rentrent vers midi. Ils sont vraiment adorables : ils sont allés à la gare pour se renseigner sur les trains, et m’ont rapporté de l’eau, des médicaments et des biscuits. Je laisse les biscuits (j’ai plus envie d’évacuer que d’emmagasiner) et les remercie avec gratitude en avalant mes médicaments pendant qu’ils me briefent. Apparemment, le nombre de bus circulant est extrêmement réduit, et il n’y en a même plus pour Kunming. Ah… Du coup, le plan de rechange qu’on a trouvé (qu’ils ont trouvé), c’est de passer par une ville intermédiaire (Panzhihua), d’où on aura à coup sûr un bus pour Kunming. Ça sonne plutôt bien, mais j’ai appris à me méfier de l’assurance des chinois, notamment en période de Nouvel An.

Bref, tout ça m’a ragaillardi, et il fait un beau soleil, du coup, je décide de sortir le bout de mon nez dehors. Il n’y a pas, cet endroit est vraiment très sympa. Rien de grandiose comme ça a pu être le cas auparavant, mais esthétiquement très joli. Les deux aventuriers sont motivés pour aller l’explorer à vélo. Je me sens beaucoup mieux et je commence à en avoir marre de rester enfermé, donc j’accepte avec plaisir. On loue trois vélos à l’hôtel, et nous voilà partis.

On n’a pas fait cent mètres que je me rends compte à quel point on est dans un coin pommé : ici les gens ne se regardent pas d’un air complice en nous montrant discrètement d’un signe de tête à leurs amis, ils sont plutôt du genre à nous pointer carrément du doigt en hurlant « 老外 » (laowai : étranger). Ils sont plutôt contents de nous voir (Erik m’a raconté qu’un enfant lui avait lancé des cailloux en hurlant, quand il l’avait vu, dans le Qinghai), et nous font des grands sourires, mais on a un peu l’impression d’être des bêtes de foire, comme dirait l'autre.

Bref, on pédale allégrement, direction le lac. L’objectif, c’est de faire une petite balade autour en le longeant. Pour l’atteindre, Fred n’y va pas par quatre chemins, et coupe carrément à travers champs. C’est assez tendu car la piste qui sépare les cultures est un peu en hauteur, et surtout extrêmement mince, ce qui fait qu’on manque à chaque fois de s’étaler dans les récoltes. En attendant, on se marre bien, surtout quand Fred fait le malin… avant de s’écrouler avec son vélo dans le colza. On est presque arrivés sur le lac, mais on se rend compte qu’encore une fois, il y a des paramètres qu’on a oublié de prendre en compte : on s’attendait, à une espèce de digue bétonnée sur laquelle on aurait pu rouler et faire le tour du lac. Le problème c’est que les champs finissent… dans le lac, ce qui fait qu’on patauge dans une sorte de marécage boueux. Vraiment pas une bonne idée tout ça.

Bredouilles, on fait demi-tour. C’est là qu’on entend un bruit qui n’est pas pour nous rassurer : un aboiement menaçant. Ouuups. On se retourne simultanément et on voit un gros chien noir à environ trois cent mètres qui nous regarde en aboyant d’un air pas franchement amical. On a compris le message, et on décampe sur le champ (!), mais apparemment pas assez vite à son gout, car il se met carrément à courir. Là on a vraiment très peur. On enfourche nos vélos et on pédale aussi vite que les conditions nous le permettent sur la petite digue de terre. Ça passe pour Fred et moi qui regagnons la route goudronnée, c’est un peu plus difficile pour Erik qui s’écroule dans le champ et met quelque temps à se remettre en selle. On suit la scène angoissée de loin : le chien est encore assez loin, mais il va bien plus vite qu’Erik. Alors que je me demande comment je réagirais s’il se faisait rattraper, ce dernier finit par sortir à moitié en courant, à moitié en roulant du champ. Le chien est à moins de cinquante mètres derrière nous, mais le temps que nous prenions de la vitesse sur la route goudronnée, il s’en faut vraiment de peu.

Après ces aventures, on boit tous une grosse gorgée d’eau, et poursuivons calmement vers les villages voisins en admirant le paysage. Encore une fois rien d’extravagant : les signes rouges porte-bonheur sur les portes, les paysans qui travaillent dans les champs ; mais ces petits villages de campagne ont un charme certain. On finit par atterrir au bout de la route : devant nous, ce n’est que le lit d’une rivière asséchée, où le sol est constitué de grosses pierres, une sorte de gravier géant. On hésite un quart de seconde avant de foncer la tête la première : ce sont des VTT, mais ça tremble un maximum dans la descente cahotante.

On remonte le cours d’eau asséché avant d’atteindre un endroit où l’eau réapparait. Pas grand-chose, une bonne trentaine de centimètres de profondeur, mais encore une fois, on n’hésite pas. Cette fois, c’est Fred qui semble en difficulté, et Erik et moi ne manquons pas de le charrier en attendant qu’il tombe dans l’eau (comme on l’a fait Fred et moi après qu’Erik ait réchappé du chien). On continue un peu, mais Fred ne se sent pas bien non plus, aussi décide-t-il de rentrer à l’hôtel. Je suis resté dans mon lit toute la journée d’hier, j’aimerais bien voir un peu la ville, et Erik est motivé pour continuer. Aussi, on ré-enfourche nos montures et reprenons la route avec allégresse.

On roule comme ça pendant une heure avant de croiser une route en terre battue qui monte assez brusquement sur la droite. On lève les yeux et semblons reconnaitre une espèce d’usine. On se concerte un instant du regard avant de commencer la montée. Celle-ci est assez épuisante, mais nous finissons par arriver après un quart d’heure à peiner. On regarde autour de nous : quelques centaines de briques alignées, un four qui fume encore, mais pas âme qui vive. On fait une petite pause avant de décider de rentrer à l’hôtel. J’entame la descente le premier. Je n’ai pas arrêté de penser à cette descente lors de la montée, donc je la dévale avec un certain plaisir. Alors que je suis à pleine vitesse, je vois une petite butte qui se rapproche dangereusement. Je freine doucement avec la roue arrière, avant de me rendre compte que le frein de marche pas. Je suis carrément à la butte, du coup, sans réfléchir, je presse de toutes mes forces le frein avant… J’ai toujours été nul en physique, mais la réaction logique qui s’en suit est que la roue avant s’arrête, mais le vélo est toujours à pleine vitesse. Résultat, je passe au-dessus du guidon, et fait un salto avant de m’étaler par terre. J’ai eu une demie seconde pour me protéger et mettre mes mains en avant, mais l’atterrissage est assez dur car je sens tout mon côté droit extrêmement douloureux. Selon l’ordre des choses, Erik était censé se marrer, car c’est à mon tour qu’arrive une galère avec ces vélos, mais il me rattrape inquiet et vérifie mon état. J’étais en short clair et en T-Shirt blanc, mais je suis maintenant -peau et vêtements- d’une même couleur ocre sombre à cause de la terre battue. Je me relève douloureusement et vérifie mon côté droit. La jambe semble ok, juste quelques égratignures qui saignent, même chose pour le coude, par contre, la hanche et le poignet sont extrêmement difficiles à bouger. Génial, il manquait ça. 

Alors qu’on rentre, j’ai l’impression que la hanche est juste un peu endolorie, mais ce qui me préoccupe, c’est mon poignet droit qui bringuebale sans vie sur mon guidon. Le laowai a changé de couleur, ce qui semble ravir les chinois qui me pointent allégrement du doigt en riant. On s’arrête quelques secondes acheter des pétards (le Nouvel An est pour le lendemain), et on regagne l’hôtel devant un Fred hilare qui pouffe en me voyant arriver.

Je prends ma douche, fais ma lessive, et me rends compte que mon poignet risque de poser un sérieux problème. Lorsque je rentre dans la chambre, les deux autres, affamés, sont prêt à partir dîner. Ma douleur de la veille est complètement oubliée, aussi je les rejoins avec joie, car je n’ai pas mangé depuis deux jours. Ils m’emmènent dans le barbecue où ils ont mangé la veille. Là, on joue aux cartes en discutant, et ils m’annoncent que lorsqu’ils sont sortis le matin, ils ont croisé le patron de l’hôtel qui les a prévenu qu’il faisait une petite fête avec tous les clients, et qu’il serait content de nous compter parmi ses invités.

Il est neuf heures passées, et il fait noir depuis longtemps, aussi on semble avoir raté l’échéance. On a prévu de se regarder un film, et Fred remonte à la réception pour aller acheter une bouteille d’eau. Il revient en nous disant que la fête bat son plein, et qu’on est toujours les bienvenus. On ne s’y attendait pas, mais le rejoignons avec enthousiasme - ou plutôt Erik le rejoint, puis moi, dix minutes plus tard (essayez de faire vos lacets avec une main, vous verrez).

Lorsque j’arrive, je comprends que tout le monde est complètement saoul. C’est un bon début. En tout, on doit bien être une douzaine de personnes. Après avoir accepté toutes leurs offrandes : nourriture, alcool, cigarettes, on discute un peu. Il s’agit d’une grande famille qui vient de Chengdu. Je vous passe les détails, mais, malgré le monde qui sépare ces chinois de ces européens, on sympathise vraiment beaucoup. On parle à la fois chinois et anglais, les jeunes faisant la traduction aux vieux, et Erik et moi à Fred. On s’échange adresses, emails, numéro de téléphone, la totale. On est formellement invités à venir chez eux si jamais on passe sur Chengdu, on en apprend sur eux, sur la Chine, sur la famille, bref, c’est vraiment génial quoi.

On rentre dans notre chambre vers 23 heures avec des étoiles dans les yeux et des souvenirs dans le cœur, et sommes tellement excités que nous n’avons aucune envie de dormir. On se regarde donc notre film comme prévu (Moonrise Kingdom, si vous voulez tout savoir), avant d’être interrompu par un toc-toc à notre porte. On fait pause, pour voir si on a bien entendu, et, oui, car le gars de la réception (pas le patron, mais un jeune qui doit avoir notre âge) ouvre la porte. On se demande un peu ce qui se passe. Situation un peu bizarre : on est chacun dans notre lit et la lumière est éteinte. On lui demande : « Is everything all right ? », et il nous répond « I came here to chat ». S’ensuit un long silence gêné. « Sure, what do you wanna talk about ? ». Il se rend bien compte qu’il y a quelque chose de bizarre dans cette situation et prend rapidement congé. Nous, on est trop flemmard pour insister et le retenir, car on ne désire qu’une chose, c’est de finir notre film et de sombrer sous la couette. Occidentaux ingrats…

 

La nuit est horrible : je réussis à m’endormir jusqu’à environ deux heures du matin, où je me réveille en sursaut. En effet, ma main me fait souffrir le martyre, et je ne sais pas quoi en faire, ni dans quel sens la poser, sans compter que mon mal de ventre semble s'être décuplé. Bref, c’est une horreur, et, alors que je commence à m’endormir vers six heures du matin, les pétards commencent à retentir aux alentours de l’hôtel. Si je n’étais pas aussi mal en point, je me lèverais et irai dire aux gosses comment je m’appelle, mais vu mon état, ils auraient très certainement le dessus.

Commence alors une journée vraiment pas marrante. Elle se résume globalement à l’aller-retour entre ma chambre et les toilettes. Pour vous donner une petite idée, les toilettes sont communes à tout le pavillon qui compte environ une demi-douzaine de chambres en plus des dortoirs. Et petit détail aussi : les toilettes sont dans la salle de bain. Je vois déjà que vous vous imaginez une petite salle de bain à l’occidentale, mais quand je dis ça, c’est à prendre au sens chinois du terme. En effet, la salle de bain se résume à un sol en carrelage, un pommeau de douche au-dessous duquel se trouve un trou : les toilettes. Tout de suite, c’est déjà beaucoup plus marrant, surtout si on ajoute encore un détail pittoresque : le hall du pavillon est séparé de la salle de bain, non pas par une porte ou un mur, mais par un fin rideau de douche. Donc niveau intimité quand on doit aller aux toilettes toutes les dix minutes avec une diarrhée carabinée… il y a mieux. Ce voyage, c’est les paysages incroyables, et les ambiances inoubliables, mais c’est aussi ça. Bon, je vous passe les détails : je reste dans cette situation peu enviable jusqu’à dix-neuf heures où les autres reviennent tous joyeux. Le propriétaire de l’hôtel fête le Nouvel An ce soir avec quelques clients, et nous a invité, encore une fois.

Je n’ai rien mangé, ma main me fait atrocement mal, et je n’ai aucune envie d’y aller, mais j’avoue que je ne voudrais louper pour rien au monde un vrai Nouvel An Chinois, avec des chinois. Je fais donc contre mauvaise fortune bon cœur, vais me débarbouiller, et enfile avec peine mes chaussures. Lorsqu’on arrive, le patron -un gars très charismatique avec un stetson- nous accueille et nous indique la cuisine, où une jeune fille et une femme nous préparent des raviolis. Je n’ai aucune envie d’avaler quoique ce soit, mais refuser serait vraiment impoli. D’un autre côté, je me dis que je n’ai pas mangé depuis vingt-quatre heures, et que  je vais surement devoir boire ce soir. Alors autant tapisser mon estomac avec quelque chose de concret avant de le noyer dans le baijiu…

J’avale trois raviolis avec un sourire forcé, puis nous suivons le patron qui nous amène dans la salle à manger. Tout comme hier soir, la table, énorme, croule sous les plats et les bouteilles : bière, baijiu, brochettes, légumes, beignets, viandes, poissons, baozi, mantou,  riz, nouilles, à peu près toutes les choses imaginables, sans oublier amandes, pistaches, graines de tournesols, fèves et, bien sûr, des cacahuètes. Bref, ça fait un peu Festin de Babeth, mais ça ne plait pas des masses à mon estomac.

Sont attablés une douzaine de convives, déjà bien arrosés. On commence à discuter avec eux, et on apprend que ce sont en fait deux frères, leurs femmes et enfants, ainsi que des cousins, plus quelques clients épars. Notre arrivée est chaleureusement saluée, et, on n’a même pas encore le temps de s’assoir que l’on nous tend des cigarettes et trois verres pleins de baijiu. Vous savez, cette mixture infâme qui fait plus de cinquante degrés ? Fred et Erik les vident d’un trait et me regardent avec un sourire cruel. Pas le temps pour les regrets, le liquide va rejoindre les raviolis dans mon ventre. Sauf qu’on est déjà resservis. Ah… à ce rythme-là, ça va vraiment constituer un problème. Les cigarettes finissent derrière mon oreille et, dès qu’on m’en offre une nouvelle, je la refile à Fred et Erik, mais même eux ne tiennent pas le rythme non plus. Tout le monde est vraiment adorable avec nous, et nous servent toutes les trois minutes. Déjà que je ne fume pas leur cigarettes, je n’ai pas envie d’être plus impoli… et vide verre après verre.

Le patron ramène sa guitare qu’il accorde, et relie à un micro. Il commence à fredonner tout en grattant son instrument. Immédiatement, tous les chinois reprennent avec lui, et le voilà tous à chanter à gorge déployée. Ils finissent sur une note qu’ils poussent un peu plus longtemps, puis applaudissent… avant de vider leur verre. Bien entendu, ils nous passent la guitare. On a de la chance, Fred semble en avoir déjà fait, et en tire quelques accords. Les autres –qui trouvent qu’il ressemble à James Bond (Pierce Brosnan)- applaudissent, et lui demandent de chanter une chanson suédoise. Un peu intimidé, il se concerte avec Erik, puis les deux suédois entament avec entrain, une chanson du pays. Ils sont excellents, déjà complètement bourrés, ils ressemblent à deux marins vikings qui leur verre en chantant. Ils y mettent tout leur cœur et leur grosse voix rauque, et, pendant un instant, un petit air suédois imprègne l’atmosphère de la pièce. Ils finissent presque en hurlant, et vident leurs verres sous un tonnerre d’applaudissement.

Un des deux frères, empoigne la guitare, et chante à nouveau une chanson reprise par la foule, avant de me la tendre : voilà mon tour. Bien entendu, je ne sais pas en jouer, mais je me démerde pour trouver sur Internet les notes de Gare au Gorille, de Brassens que je montre à Fred. Celui-ci me fait un signe de tête : à priori, ça devrait aller pour lui. Il se met donc à jouer l’air, et je commence à chanter. Les chinois me regardent avec de grands yeux ébahis, et n’y comprennent absolument rien, mais ça a l’air de leur plaire : dès le deuxième refrain, les deux frères me suivent et le reprennent avec moi, quant au dernier, tout le monde le reprend en chœur, si bien que ça dévie un peu de sa version originale. Pour vous donner une idée, ça donne un truc du genre : « Galo geli yi yi yi yeu ! ». Fou rire général après la note finale et bien entendu, tout le monde trinque de concert.

Chaque invité est amené à chanter une chanson de sa province, ce qui fait qu’on a un bel aperçu de la musique chinoise. La prestation la plus bizarre revient sans conteste à un homme qui vient de Mongolie Intérieure (une province chinoise du Nord). Il n’a pas décroché un mot de toute la soirée, mais se plie au jeu. Il laisse de côté la guitare, et commence à entamer une mélopée grave et profonde. Il a une voix rauque et gutturale, et ça n’a rien d’une chanson, mais je ne peux m’empêcher d’avoir la chair de poule. Sérieux, c’était quelque chose de vraiment très bizarre, et, en jetant un coup d’œil aux autres invités, je vois que je ne suis pas le seul à percevoir cet effet. Il s’arrête tout net, aussi brusquement qu’il avait commencé. Une demi-seconde de silence, rompue par un des cousins qui lève son verre et trinque. Il est excellent et me fait penser à Martin : il n’arrête pas de faire le con, et de hurler WHAT THE FUCK (à peu près les seuls mots d’anglais qu’il connaisse) provoquant l’hilarité générale.

Une des filles commence à me parler d’un film français qu’elle a vu. Elle essaie de m’expliquer, mais je n’arrive pas à comprendre de quoi elle me parle. Je jette un regard interrogateur à Erik qui semble aussi perdu que moi. Elle abandonne et finit par chercher sur son portable qu’elle me tend. Et là, la grosse blague : je vois "La Grande Vadrouille", avec une photo de De Funès et Bourvil. Ça me rappelle la fois où je venais de rentrer de France après Noël. On était le 31 décembre au soir, et j’étais dans un taxi pour me rendre à une soirée. La radio allait, mais je n’écoutais qu’à moitié, et tout d’un coup j’entends un air qui me dit quelque chose. Puis j’entends chanter « Tea for Two » en chinois, c’était trop drôle.

Ce qui est un peu moins drôle par contre, c’est cette soirée. Voire un véritable calvaire. Des mains alcoolisées ont renversé les assiettes de cacahuètes sur la table, ce qui fait que je dois constamment faire attention. En plus de ça, tout le monde n’arrête pas de me dire « You are my friend » et veut me serrer la main, ce qui est aussi un problème, car, non seulement, leurs mains sont pleines de cacahuètes, mais, en plus de ça ils me détruisent le poignet à chaque fois. Dans le même registre, essayez d’applaudir après chaque chanson sans utiliser votre poignet, vous verrez comme c’est facile. En outre, on me force purement et simplement à manger et à boire. J’ai beau leur dire que je ne suis vraiment pas bien, que je suis malade,  ou quoique ce soit d’autres, ils acquiescent avec un sourire, et me tendent le verre de plus belle. Bien entendu, mon estomac est dans un état catastrophique, sans parler de mes intestins, et j’avoue que j’appréhende la nuit. J’essaie de trouver une tactique : puisque tout le monde semble complètement ivre mort, à chaque fois que l’on trinque, je lève mon verre et ne fait qu’y tremper mes lèvres. Ça semble marcher pendant un petit moment, mais un des cousins ne se laisse pas abuser. « En Chine, quand on boit, on boit » ! Oui chef.

Fred qui entend ça, montre qu’il a appris un mot en chinois et lance un puissant « Kanbei » (qui littéralement veut dire cul sec). Un des deux frères l’entend et, immédiatement, lui rétorque qu’on ne prononce pas « Kanbei », mais « Ganbei ». « 砍杯是在小日本说的 » ou en français : Kanbei, c’est au « petit Japon » que l’on dit ça. Immédiatement, Erik et moi on les lance là-dessus : vous n’aimez pas le Japon ? La réponse est sans équivoque : « 小日本,不行» : Petit Japon, non ! Au moins, c’est clair.

On discute un peu avec les deux frères, et on se rend compte qu’ils font en fait partie des militaires en poste à Lhassa (capitale tibétaine) pour assurer la paix sociale, ou mater toute résistance tibétaine selon les points de vue. D’ailleurs, l’un d’entre eux ne me rate pas : quand il sait que je suis français, il me parle de Sarkozy et de sa rencontre avec le dalaï-lama il y a environ cinq ans. Alors qu’il me dit que cette rencontre a été très mal vue en Chine, son frère derrière lui, mime carrément le dalaï-lama, la corde au cou, en train de se faire étrangler. Plutôt glaçant de voir ces gens si amicaux, chaleureux et généreux avec nous, se révéler être les « tortionnaires » décriés en Occident. Le premier frère me demande sincèrement, presque gentiment : "mais... pourquoi vous supportez le dalai-lama ?". Et sur le coup, j’avoue que je suis incapable de répondre. En effet, pour eux, ce n’est qu’un chef de mouvement terroriste indépendantiste, une espèce de Carlos chinois. Et là, j’avoue que je ne peux pas m’empêcher de me demander : Mais qu’est-ce que vient faire la France dans cette question ? Pourquoi vient-elle donner son avis, voire s’ingérer dans la politique intérieure d’un pays souverain comme la Chine ? Pour qui on se prend, sérieusement ? Parce que c’est bien beau de se proclamer le pays des droits de l’homme, mais du point de vue chinois, c’est sûr que la donne change diamétralement. Aaah, politique internationale, quand tu nous tiens…

Un des enfants me montre des pétards qu’il a acheté, et j’en profite pour m’éclipser, et le rejoindre dehors. Cette petite pause hors des vapeurs de la cigarette et du baijiu me fait le plus grand bien. Les autres s’amènent et tout le monde commence à claquer des pétards dans la joie et la bonne humeur, ponctués par les WHAT THE FUCK de Martin, et les éclats de rire. Au niveau santé, je suis dans un état catastrophique (je dois avoir bu pas loin d’un litre de baijiu), mais en dehors de cela, je passe une soirée inoubliable.

Puis vient le temps des adieux, où on se serre les uns les autres comme si on se connaissait depuis des années. Après s’être échangé nos numéros et embrassés chaleureusement, on se dit au revoir, et on regagne notre chambre. Après une pause à la salle de bains pour faire le point sur l’étendue des dégats, je regagne mon lit et essaie de trouver le sommeil. Il est passé minuit, et les bruits des pétards sont ininterrompus, ce qui fait qu’on grogne tous les trois sans réussir à trouver le sommeil. La dernière chose que j’entends avant de sombrer c’est Fred qui peste « This is fucking Fallujah here » après une explosion particulièrement bruyante.  

 

 

PS : Je suis désolé pour mes souvenirs qui s’étiolent de plus en plus, ainsi que pour les photos qui sont de moins en moins nombreuses et de piètre qualité. En effet, c’est Sara qui prenait quasiment tous les clichés, ce qui fait qu’on a un clair manque. Ça continuera comme ça pour les deux prochains chapitres, mais elle nous rejoint après ça, donc ça devrait aller mieux :)

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Commentaires
C
Tu as l'air d'avoir passé un excellent nouvel an chinois! <br /> <br /> <br /> <br /> J'aurai tenté une chanson cliché personnellement, par exemple en chantant "Les Champs Élysées" de Joe Dassin. <br /> <br /> <br /> <br /> A bientôt!
Un français à Beijing
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